Par Bernard Giraud, Président de Livelihoods Venture
On ne compte plus les initiatives depuis les innombrables start-ups qui proposent de planter des arbres, d’acheter ou vendre des crédits carbone, les entreprises de plus en plus nombreuses qui cherchent à compenser leurs émissions ou les annonces d’investisseurs promettant des rendements financiers attractifs. Attirés par la perspective ou l’espoir d’une forte croissance des prix du carbone promise par beaucoup d’experts, des investisseurs financiers s’intéressent aujourd’hui à des activités qu’ils négligeaient jusqu’à présent parce que peu rentables et trop risquées.
Dans ce maëlstrom, on note un intérêt croissant pour les « solutions basées sur la nature » comme on les appelle : lutte contre la déforestation, restauration d’écosystèmes naturels, agriculture bas carbone, océans, etc. On peut se réjouir de voir arriver de nouveaux acteurs et de voir ce secteur enfin décoller et mobiliser des capitaux privés en complément des investissements publics. Les enjeux et les besoins sont tels à l’échelle de la planète que ce mouvement doit être fortement soutenu et encouragé. Mais pour que cet engouement pour la finance carbone contribue à des solutions réellement durables et ne se termine pas dramatiquement par l’éclatement d’une bulle spéculative, il convient de fixer et respecter un certain nombre de règles.
Réduction contre compensation ? Un faux débat
La première de ces règles est que la compensation des émissions de carbone ne doit pas se substituer aux efforts de réduction. La priorité pour chaque acteur, qu’il soit privé ou public est d’engager une profonde transformation vers des pratiques bas-carbone. Cela étant, aucun acteur n’atteindre l’objectif « zéro net » par la seule réduction. La compensation a donc un rôle important à jouer et cela n’a pas de sens d’opposer réduction et compensation. Ne nous trompons pas de combat. Les fonds Livelihoods investissent depuis 2009 dans de grands programmes et livrent chaque année des volumes importants de crédits carbone certifiés aux entreprises qui ont investi dans nos fonds pour compenser les émissions qu’elles n’ont pas encore pu réduire. Plus important encore, les investissements réalisés ont des impacts sociaux et environnementaux très significatifs pour les populations locales. Qu’avons-nous appris au cours de cette décennie ?
Tous les projets carbone ne se valent pas
D’abord que tous les « projets carbone » ne se valent pas. Par exemple, investir dans une plantation d’arbres d’une seule même espèce sur des centaines d’hectares permet certes de constituer un « puits de carbone » et donc d’obtenir des crédits carbone certifiés. Mais une telle plantation a-t-elle les mêmes impacts sur la biodiversité ou les conditions de vie des populations locales qu’un projet d’agroforesterie accompagnant des centaines de producteurs à adopter des pratiques agricoles durables ? Suffit-il de « planter des arbres » ou plus largement de créer les conditions pour que ces arbres prospèrent ? Est-ce qu’une plantation industrielle en monoculture a la même valeur qu’un investissement dans la préservation ou la restauration d’une forêt qui est un écosystème vivant et riche en biodiversité ? D’un point de vue purement économique ou du stockage de carbone, ces projets peuvent rivaliser. Leurs impacts sont pourtant très différents. Regarder un projet sous le seul angle du rendement carbone ou de sa rentabilité financière peut conduire à des erreurs dramatiques. Car nous sommes confrontés à la nécessité de transformer en profondeur les systèmes de production actuels. Cette transformation doit prendre en compte la diversité des enjeux environnementaux mais aussi sociaux.
Les projets soutenus par les fonds Livelihoods réussissent parce qu’ils s’appuient sur les aspirations des communautés rurales. Ils contribuent à des solutions durables du point de vue environnemental mais aussi à améliorer les conditions de vie des agriculteurs et de leur famille. Ces projets de transformation systémique sont évidemment plus complexes à concevoir et à réaliser. Ils requièrent des savoir-faire assez spécifiques, une préparation longue avec des équipes compétentes, des partenaires de grande qualité. Ils obligent à se donner du temps et les moyens d’accompagner cette transformation sur la durée. Ils nécessitent qu’on ait le courage d’investir en prenant certains risques afin de fournir les ressources financières qui font souvent défaut à des communautés rurales pauvres.
Une transformation systémique des modèles agricoles
Un enjeu majeur de la finance carbone est sa contribution à la transformation de l’agriculture pour répondre à la fois aux besoins alimentaires et environnementaux. Au nord, comment accompagner des exploitations agricoles modernes dans leur mutation vers une agriculture à basse intensité carbone, qui restaure la fertilité des sols, la biodiversité tout en maintenant un bon niveau de production à l’hectare. Au sud, comment accompagner les centaines de millions de petites fermes familiales pour assurer un revenu décent par des pratiques agricoles qui ne conduisent pas à la destruction des ressources naturelles encore disponibles. Les Fonds Livelihoods travaillent avec des entreprises qui transforment des matières premières issues de l’agriculture pour l’alimentation ou d’autres produits.
Ces entreprises ont compris la nécessité d’appuyer ces transformations en amont de leurs activités industrielles et commerciales. Elles sont de plus en plus nombreuses à se fixer des objectifs de tonnages et d’hectares convertis aux pratiques d’agriculture régénératrice. Cette mutation nécessaire est complexe et pleine d’embûches. Aucune catégorie d’acteurs peut à elle seule réussir cette mutation. Nous avons besoin de coalitions opérationnelles permettant aux acteurs de la chaîne alimentaire de travailler ensemble sur des projets concrets à l’échelle d’un territoire : agriculteurs et leurs organisations, entreprises, ONG, recherche, pouvoirs publics, etc. C’est en combinant les ressources financières et les compétences de tous ces acteurs que la transition devient accessible à chacun.
Rôle des États : définir des règles claires et trouver le bon équilibre
Depuis les Accords de Paris, les États ont pris des engagements de réduction de leur empreinte carbone et la plupart d’entre eux sont en train de définir les règles qui s’appliqueront dans leur pays en matière d’attribution des droits carbone et de transfert de ces droits dans le cadre de l’Article 6 des Accords de Paris. La question cruciale de la solidarité et de la justice entre des pays anciennement ou récemment développés fortement émetteurs et des pays en développement faiblement émetteurs et fortement exposés aux effets du changement climatique, est au cœur des négociations internationales depuis de trop nombreuses années. Les financements privés apportés grâce aux projets du « carbone volontaire » ne peuvent être qu’une contribution en complément d’accord étatiques d’une tout autre ampleur.
Mais cette contribution peut être significative pour beaucoup d’États en se concentrant sur des projets de solutions basées sur la nature qui trouvent difficilement à se financer. Les efforts des États et ceux des investisseurs privés de la « finance carbone » ne doivent pas être opposés dans des débats stériles sur la « double comptabilité ». Les impacts carbone générés par ces projets bénéficient tout autant aux territoires et aux populations qu’aux investisseurs qui ont pris le risque de les financer. Il ne s’agit pas d’opposer les approches mais au contraire de rechercher les synergies : les États ont tout intérêt à attirer des financements leur permettant d’avancer vers leurs objectifs climat et les investisseurs ont besoin d’un cadre défini et de règles claires qui sécurisent leurs droits.
Le bon grain et l’ivraie
Mais quels investissements ? En observant les motivations principalement financières de certains acteurs de la « finance carbone » et leur souci de simplifier pour se concentrer uniquement sur l’obtention de crédits carbone, on peut craindre que le remède soit parfois pire que le mal. Avec le risque de déconsidérer les projets carbone dans leur ensemble. C’est pourquoi, il nous semble essentiel d’encourager une segmentation de ce marché afin que les acheteurs de crédits carbone puissent identifier la valeur réelle de ce qu’ils achètent. Livelihoods Funds soutient donc les efforts des standards et de l’ensemble des parties prenantes qui sont attachés à des projets carbone à haute valeur environnementale et sociale. Il reste à réussir cet effort de différenciation sans tomber dans le piège de la multiplication de normes complexes et de lourds processus bureaucratiques qui plomberaient les projets, mobiliseraient l’énergie des acteurs de terrain et alourdiraient les coûts au détriment de l’action.
Nous sommes convaincus que la finance carbone peut être un facteur de progrès si elle soutient des projets réellement transformateurs. Elle peut contribuer à mobiliser des moyens financiers, techniques et humains au service de projets à grande échelle sur des durées longues. Faisons en sorte que le « bon grain » ne se mélange pas avec « l’ivraie ».