Finance carbone à la COP28 :
DE L’ART DE TUER UNE SOLUTION CLIMAT PROMETTEUSE

Ou comment des critiques justifiées peuvent aboutir à l’effet inverse de ce qu’elles visaient

Les mécanismes de contribution carbone sont l’objet de critiques médiatiques de plus en plus nombreuses[1]. Certaines sont justifiées et peuvent contribuer à une plus grande rigueur dans la conception, la mise en œuvre et la vérification des impacts de ces projets. Mais nous devons veiller à ce que cela n’aboutisse pas à l’effet inverse : rendre impossible l’investissement dans des projets carbone qui ont non seulement des impacts sur le climat mais plus largement des impacts environnementaux et sociaux, en particulier les projets mis en œuvre avec les populations les plus vulnérables dans les pays en développement. 
Bernard Giraud, Co-fondateur et Président de Livelihoods Venture partage ses inquiétudes et appelle à une décision lors de la COP28.

Les Fonds Livelihoods ont été développés pour répondre à un double besoin : d’un côté, le besoin des entreprises qui se sont fixé des objectifs ambitieux pour réduire l’impact carbone dans leur chaîne de valeur mais aussi contribuer positivement à générer de l’impact social et environnemental en finançant des projets au-delà de leur périmètre d’activité. D’un autre côté, le besoin de soutenir des communautés rurales dont les conditions de vie dépendent étroitement des écosystèmes et ressources naturelles.

Depuis la création des Fonds Livelihoods en 2011, ce qu’il est convenu d’appeler les « solutions basées sur la nature » ont permis à des centaines de milliers d’agriculteurs et leurs familles de restaurer des écosystèmes dégradés, d’être formés à des pratiques agricoles à la fois productives et durables, de régénérer des sols, de protéger des forêts ou des ressources en eau. Ce faisant, elles ont permis de stocker des millions de tonnes de CO2 retirées à l’atmosphère ou à réduire des émissions carbone.

Ce n’est pas suffisant mais ce n’est pas rien. Les experts du GIEC (le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat) et les négociateurs des COP (Conventions des Parties) Climat de l’ONU ont d’ailleurs continuellement insisté sur l’importance de protéger et régénérer les « puits de carbone » que sont les écosystèmes pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

Tous les projets carbone ne se valent pas

Ces projets sont-ils parfaits ? Les financements carbone sont-ils la solution à tous les problèmes ? Certainement pas. Plusieurs publications récentes ont montré du doigt des projets carbone très discutables. Certains projets dits de déforestation évitée (REDD)[1] n’ont pas produit les impacts attendus. Certains acteurs des marchés du carbone motivés principalement par l’intérêt financier ont mis en œuvre des pratiques critiquables et dans plusieurs cas inadmissibles. Ces critiques sont utiles si elles permettent d’assainir et de réguler un marché encore jeune et mal structuré.  Des initiatives récentes telles que The Integrity Council for Voluntary Carbon Markets[2] (ICVCM) peuvent  répondre au besoin de fournir un cadre bien plus robuste pour la production de crédits carbone et les projets qui les génèrent.

Mais il faut raison garder. L’image répandue par certains dans le public est que tous les projets de contribution carbone sont au mieux du « green-washing » au pire un moyen d’extorquer de l’argent à des populations démunies. Cette vision est tout aussi fausse que d’affirmer que tous les conducteurs sont des chauffards ou tous les contribuables des fraudeurs parce qu’une minorité ont des comportements condamnables. Il convient de séparer le bon gain de l’ivraie, et non pas de condamner en bloc un modèle de financement qui peut être vertueux.

Tous les projets carbone ne se ressemblent pas en terme de finalités, de coûts et d’impacts : financer la plantation d’arbres en mono-espèce sur des milliers d’hectares dans une concession forestière et aider plusieurs milliers de petits paysans à déployer un modèle d’agroforesterie diversifié qui va permettre de réduire l’érosion, restaurer la matière organique des sols et générer du revenu sont tous les deux des « puits de carbone ». Mais leurs impacts sociaux et écologiques n’ont rien à voir, pas plus que leur complexité de mise en œuvre.

Les investissements carbone dans des projets à impact devraient être fortement encouragés

Les fonds Livelihoods pré-financent des projets à grande échelle sur une durée de vingt ans. Ces projets sont co-conçus avec des partenaires locaux fortement ancrés dans les réalités locales, généralement des ONG, et mis en œuvre par ces partenaires avec les communautés locales. Aucun de ces projets n’a pour seul objectif de produire des crédits carbone. Tous visent à générer des impacts durables écologiques et sociaux. Les entreprises qui ont investi dans nos fonds prennent le risque de financer ces projets dans des contextes souvent difficiles, qu’ils soient climatiques ou politiques. Ces risques sont réels et se sont déjà matérialisés :  sécheresse, cyclone, guerre civile, etc. En retour, les investisseurs dans nos fonds reçoivent des crédits carbone à leur coût de production. La finance carbone telle que nous la pratiquons avec nos investisseurs n’est pas une spéculation financière sur de futurs prix de marché carbone

hypothétiques. Ce sont des investissements de long terme engagés par des entreprises pour créer des « infrastructures vertes » qui contribuent à améliorer la vie de population pour la plupart très pauvres.  

Au lieu de rejeter en bloc les financements carbone, on devrait encourager les entreprises à s’engager davantage sur des projets à haute valeur environnementale et sociale en créant un cadre qui facilite et sécurise ces investissement.   

Une bureaucratie qui monte en flèche complexifie l’action terrain

Bien évidemment, on peut et on doit améliorer les méthodes et les techniques de mesure du carbone qui ont été mises en place il y a quelques années. Les connaissances scientifiques et les nouvelles technologies ont beaucoup progressé et doivent être mobilisées pour gagner en précision et réduire les coûts. En réaction aux critiques dont ils sont l’objet, les standards carbone ont entrepris de réviser leurs principes et les méthodologies de mesure et de certification des crédits carbone. Cette révision est nécessaire mais elle doit impérativement prendre en compte les réalités du terrain et les spécificités des projets mis en place avec les populations les plus vulnérables.

Or, nous sommes confrontés comme d’autres fonds ou organisations qui déploient des solutions basées sur la nature à une évolution qui nous inquiète : une approche de plus en plus bureaucratique avec des normes édictées avec peu de concertation par de multiples équipes n’ayant pas ou peu d’expérience concrète des réalités de ces projets. La complexification des règles et des procédures risque de rendre impossible l’investissement dans des projets avec des milliers de petits producteurs qui sont déjà par nature complexes. La difficulté de ces standards à tenir des délais pour publier les nouvelles normes accroit l’incertitude. Et certaines pratiques sont particulièrement inacceptables comme par exemple le fait de changer la méthodologie carbone pour des projets enregistrés depuis plusieurs années sous ces mêmes standards. Comme si on changeait les règles du football au milieu du match.

Les réglementations carbone devraient tenir compte des réalités du terrain

Ces évolutions ont pour effet non seulement de complexifier les projets mais aussi d’accroitre fortement les coûts et la part « non productive » des budgets. Par là nous entendons toutes les dépenses qui vont aux consultants, vérificateurs et auditeurs ainsi qu’aux coûts d’enregistrement et non aux petits producteurs et aux communautés. Les budgets consacrés à la mesure et à la certification sont déjà très conséquents. Il est important de conserver un ratio acceptable entre la part de l’investissement qui finance le projet lui-même et celle qui finance les actions de mesure et de certification. Il est également important de mettre le curseur de l’exigence au bon niveau en fonction de la réalité du terrain de chaque catégorie de projet. Par exemple, dans sa dernière version, le Standard Verra requiert des périodes d’engagement des acteurs sur les résultats des projets de 40 ans. Cette exigence peut être satisfaite dans le cas de projets de plantations industrielles à grande échelle dans des concessions. Mais comment exiger le même engagement de petits agriculteurs dont une durée de 40 ans s’étale sur jusqu’à trois générations ? Comment demander aux petits-enfants de l’agriculteur avec lequel le projet a été lancé de respecter, sous peine de sanction, les engagements pris par leurs grands-parents dans un monde qui n’était pas le même ? Chez Livelihoods, nous pensons que l’essentiel des financements carbone doit aller aux actions sur le terrain et qu’un équilibre doit être trouvé pour que les processus de certification et les coûts permettent de continuer à financer des projets qui contribuent réellement à la transformation. Si ce n’est pas le cas, il nous faudra trouver collectivement d’autres moyens de certifier nos projets.  

Il est urgent d’établir des règles claires au niveau national

Un autre élément d’incertitude pour les investisseurs privés de long terme de fonds carbone tels que les Fonds Livelihoods est la difficulté à obtenir des règles claires de la part des Etats concernant les droits carbone. En application des Accords de Paris et notamment l’article 6, chaque État est tenu d’édicter la réglementation s’appliquant aux projets carbone : quels projets sont acceptés dans quelles activités et sur quelles parties du territoire ? Ces projets sont-ils comptabilisés dans les Contributions Déterminées au niveau National (NDC)[5] du pays ? Quelles règles s’appliquent si les crédits carbones sont transférés à d’autres pays ? Quelques pays ont publié leur réglementation. Mais dans la plupart, ces règles ne sont toujours pas publiées.

Gardant cela à l’esprit, la COP28 commence à Dubaï, et il nous semble important que l’organe de surveillance en vertu de l’article 6.4 propose des mesures concrètes et des lignes directrices pour avancer sur le sujet. Ils se sont déjà réunis à plusieurs reprises cette année, mais aucun cadre juridique n’a été adopté. Par conséquent, de grands espoirs ont été placés dans l’examen des politiques au cours de la COP28, qui pourraient fournir une plate-forme pour les marchés mondiaux du carbone et faciliter la compréhension des systèmes d’échange de quotas d’émission.

L’appel de Livelihoods à la COP28

Au sein de la COP28, il nous semble important que différentes parties se réunissent pour aux appeler acteurs privés et publics à agir et à échanger des informations sur le marché du carbone et aussi sur des politiques durables.  En outre, la conférence servira de moteur à l’adoption de mesures concrètes tels que  :

  • affirmer clairement la priorité aux projets carbone de solutions basées sur la nature à fort impact environnemental et social. 
  • créer les conditions favorables aux investissements dans ces projets
  • reconnaître la spécificité des projets mis en œuvre avec des populations parmi les plus vulnérables aux changements climatiques et adapter le niveau d’exigence des standards
  • améliorer les processus de mesure et de certification en prenant en compte la complexité et les contraintes propres à ces projets
  • veiller à un bon équilibre entre l’investissement dans le projet lui-même et les coûts des processus de mesure et de certification.

En résumé, les mécanismes de la finance de carbone peuvent être des contributeurs utiles à un développement durable.  Ils doivent être améliorés mais on doit veiller à ne pas les tuer par des contraintes qui rendent l’investissement dans des projets à fort impact très difficiles.   

Bernard Giraud, Co-fondateur & Président de Livelihoods Venture

À ce jour, les fonds Livelihoods ont contribué à planter 148 millions d’arbres, séquestrer ou réduire les émissions de 4,3 MTCO2, à restaurer ou réhabiliter 38 000 hectares d’écosystèmes naturels riches en biodiversité (tels que les mangroves ou les forêts) et à convertir plus de 50 800 hectares à des pratiques agricoles durables. Dans l’ensemble, les projets Livelihoods contribuent à améliorer les conditions de vie de 1,8 million de personnes dans le monde.


[1] Exemple : https://www.theguardian.com/environment/2023/jan/18/revealed-forest-carbon-offsets-biggest-provider-worthless-verra-aoe

[2] Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement. Le « + » correspond à des activités supplémentaires liées aux forêts qui protègent le climat, à savoir la gestion durable des forêts et la conservation et l’amélioration des stocks de carbone forestier. Source : https://unfccc.int/topics/land-use/workstreams/redd/what-is-redd

[3] Le Conseil d’intégrité pour le marché volontaire du carbone (Conseil d’intégrité) est un organe de gouvernance indépendant pour le marché volontaire du carbone. Pour en savoir plus : https://icvcm.org/about-the-integrity-council/

[4] L’article 6 est le règlement de l’Accord de Paris régissant les marchés du carbone, tandis que l’article 6.4 établit un mécanisme d’échange de réductions d’émissions de GES entre les pays sous la supervision de la Conférence des Parties – l’organe décisionnel de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. https://unfccc.int/process/bodies/supreme-bodies/conference-of-the-parties-cop

[(] Les contributions déterminées au niveau national (CDN) sont au cœur de l’Accord de Paris et de la réalisation de ses objectifs à long terme. Les CDN incarnent les efforts déployés par chaque pays pour réduire les émissions nationales et s’adapter aux impacts du changement climatique. Source : https://unfccc.int/process-and-meetings/the-paris-agreement/nationally-determined-contributions-ndcs