Bernard Giraud, Président Co-Fondateur des Fonds Livelihoods, nous fait part de son point de vue sur la création du nouveau fonds Livelihoods Carbon et de son expérience de 10 ans dans la mise en œuvre de solutions basées sur la nature avec les communautés rurales. Il explique quelles sont les voies à suivre pour relever les défis environnementaux, économiques et sociaux de notre époque.
Qu’est-ce qui motive le lancement d’un nouveau Fonds Livelihoods ?
Bernard Giraud: « Tout simplement parce qu’il y a un besoin urgent : le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité, des millions de communautés rurales pauvres qui luttent pour leur subsistance ou qui doivent migrer pour gagner décemment leur vie. Nous sommes collectivement responsables de la perte des derniers hectares de forêt primaire et de la dégradation d’immenses zones de terres mal exploitées. Les conséquences sont de plus en plus comprises et visibles. La mission des Fonds Livelihoods est de contribuer à une planète saine et vivable, de protéger ou de restaurer le capital naturel dont nous avons hérité. Et de concevoir et mettre en œuvre des solutions qui profitent à la fois aux personnes et à la nature pour les générations futures. Ce nouveau fonds permettra d’accélérer le mouvement.
Nous observons également une transition significative dans le secteur privé et un fort intérêt de la part des entreprises mais aussi de certains investisseurs financiers pour participer à ce nouveau fonds Livelihoods. Le premier Fonds Carbone Livelihoods a été créé en 2011 après quelques années d’incubation et d’expérimentation sur le terrain au sein de Danone, une entreprise internationale de produits laitiers et de boissons. Dès le début, il a été conçu comme un fonds mutuel entre plusieurs entreprises. Nous avons commencé avec un petit groupe d’entreprises visionnaires qui ont compris très tôt que les entreprises auraient un rôle clé à jouer pour limiter les impacts du changement climatique et transformer en profondeur leurs chaînes de valeur fondamentales. Progressivement, beaucoup d’autres ont rejoint nos fonds. En 2017, un deuxième fonds carbone a été créé. Il sera entièrement investi à la fin de cette année. C’est pourquoi un troisième fonds est lancé maintenant pour poursuivre le voyage et augmenter l’impact des projets des fonds Livelihoods sur le terrain. »
Pourquoi choisir « Livelihoods » pour nommer un fonds carbone ? Quelle est la relation entre des moyens de subsistance et le carbone ?
B. Giraud: « Dans les projets du Fonds Livelihoods, les gens sont les principaux acteurs du changement. Un facteur clé de succès est de développer et de mettre en œuvre des solutions qui améliorent à la fois les moyens de subsistance des communautés et l’environnement. Les communautés rurales avec lesquelles nous travaillons dépendent directement des ressources naturelles dont elles vivent : par exemple, les bonnes pratiques agricoles qui restaurent ou maintiennent des sols sains avec des niveaux élevés de matière organique fournissent de bonnes récoltes et améliorent les revenus. Mais elles permettent également de séquestrer des quantités importantes de carbone, ce qui a un impact positif sur le climat. Des mangroves vivantes génèrent des stocks abondants de poissons et de palourdes qui profitent aux communautés côtières et elles stockent d’énormes volumes de carbone dans les arbres et dans le sol. À l’inverse, l’érosion des sols ou la déforestation libèrent du carbone, contribuent à aggraver le changement climatique mais aussi à accroître la pauvreté. Le modèle Livelihoods Funds repose sur une approche globale qui crée des synergies au lieu d’opposer les actions sociales et environnementales. »
Les Fonds carbone Livelihoods aident les entreprises à « compenser » une partie de leurs émissions de CO2. Mais certains critiquent la « compensation carbone » qui est décrite comme une sorte de « greenwashing ». Quelle est votre avis ?
B. Giraud: « Une priorité claire pour les entreprises est de réduire leurs émissions de CO2 au sein de leur chaîne de valeur. Il s’agit d’un processus de transformation profonde qui influe progressivement sur les modes de conception, de fabrication et de distribution des produits et services. Mais les entreprises ont besoin de temps pour changer fondamentalement leur modèle économique et atteindre des émissions de CO2 nulles. La compensation carbone est un complément, et non un substitut à la réduction. Les entreprises qui investissent dans les fonds Livelihoods Carbon sont activement engagées dans la réduction du CO2 avec des objectifs clairs. Elles investissent des fonds propres dans un fonds de 24 ans, en prenant certains risques pour préfinancer des projets à grande échelle. En retour, le fonds Livelihoods leur fournit des crédits carbone pour compenser les émissions de CO2 qu’elles ne sont pas encore en mesure de réduire. Mais surtout, les investissements du Livelihoods Fund contribuent très concrètement à améliorer les terres et la vie des communautés rurales. Depuis sa création il y a 10 ans, plus de 1,5 million de personnes ont bénéficié des projets Livelihoods et plus de 130 millions d’arbres ont été plantés. Au lieu de perdre du temps dans des polémiques sans fin, il serait plus utile d’encourager et de multiplier les solutions pour atténuer le changement climatique. »
Qu’est-ce qui différencie les fonds Livelihoods des autres acteurs de la finance carbone ?
B. Giraud: « Notre rôle est d’accompagner les partenaires commerciaux et les institutions publiques qui ont une stratégie à long terme de réduction des émissions de CO2. Contrairement aux négociants en carbone qui gagnent de l’argent à court terme en achetant et en vendant des crédits carbone, notre rôle est d’investir à long terme dans les communautés et de les aider à évoluer vers des moyens de subsistance plus durables. Chaque année, les fonds Livelihoods mesurent et certifient le carbone séquestré, mais ils délivrent des crédits carbone chargés d’une valeur sociale et écologique évidente à leurs investisseurs. Le carbone est un moyen, pas une fin. Dans un marché du carbone en plein essor, avec l’arrivée de nombreux acteurs et la croissance rapide des investissements financiers, il existe un besoin évident d’un ensemble de normes qui garantissent et différencient la haute qualité de ces crédits carbone. »
Est-ce que Livelihoods met directement en œuvre des projets sur le terrain ? Quelle est votre relation avec les organisations locales ?
B. Giraud: « Nous travaillons avec des organisations qui mettent en œuvre les projets sur le terrain. Ce sont des partenaires à long terme avec lesquels nous entretenons une relation solide. Notre approche consiste à sélectionner avec soin les ONG, coopératives ou entreprises partenaires avec lesquelles nous partageons des valeurs et des objectifs similaires. Les critères clés pour nous sont leur lien avec les communautés locales, la confiance qu’ils ont développée, leur capacité à favoriser le changement avec elles. Très souvent, il s’agit de petites organisations locales, mais qui ont le potentiel et la volonté d’étendre un modèle qui fonctionne sur le terrain. Notre approche consiste à co-concevoir le projet avec nos partenaires. L’équipe de Livelihoods Venture est composée de 30 agronomes, forestiers, experts en finance carbone, etc. qui partagent une passion commune pour le changement positif et ont une solide expérience du terrain. Il nous faut plusieurs mois, parfois plus d’un an, pour structurer un bon projet avant de décider d’investir. Une fois le projet lancé, nous restons aux côtés de nos partenaires, les surveillant et les soutenant lorsque des difficultés surviennent. Nous ne nous voyons pas seulement comme un investisseur qui fournit un financement ou un achat de carbone. Mais plutôt comme des partenaires de projet embarqués dans une mission commune. »
Dans « Ces mains qui réparent la terre », un livre que vous avez publié il y a quelques mois, vous racontez de nombreuses histoires sur des projets de subsistance en Afrique, en Asie ou en Amérique latine. De quoi êtes-vous le plus fier et quel regard portez-vous sur l’avenir ?
B.Giraud: « L’action de Livelihoods est une goutte d’eau dans l’océan. Il faudrait 1 000, 10 000 Fonds Livelihoods et bien davantage. Mais elle témoigne qu’il est encore possible d’inverser le cours des choses. Lorsqu’un cyclone a frappé très durement les côtes du Bengale en Inde il y a quelques mois, les milliers d’hectares de mangroves que les communautés côtières ont restauré avec notre appui ont arrêté les énormes vagues. Les digues de terre ont tenu. L’eau salée n’a pas envahi les rizières comme autrefois. Je ressens une joie profonde lorsque je suis assis au milieu des pêcheurs qui me parlent de leurs prises de poissons qui se reproduisent dans ces mangroves. Ou parmi des petits fermiers africains qui ont réussi à stopper l’érosion qui emporte la fertilité des collines qu’ils cultivent. C’est à la fois peu et beaucoup. C’est en tout cas un message d’espoir.”